Les cimetières de Paris par Jules Noriac (1867)

Extrait  :

« O voyageur ! C’est ici qu’il faut s’arrêter ». Telle est la phrase écrite sur la nécropole de Canosa, au temps que la vie était considérée comme un simple voyage, et que le passant était considéré comme un voyageur. Aujourd’hui celui qui vient de Vienne ou de Berlin, de Londres ou de Madrid est à peine un passant ; ceux qui arrivent de Pétersbourg ou de New York voyagent ; ceux qui cherchent à planter leur tente au-delà des sources du Nil ou au milieu de l’Afrique centrale sont seuls des voyageurs.

Quant aux provinciaux, ce sont tout au plus des voisins. Aussi la lugubre phrase a perdu beaucoup de sa tristesse, et nous serions mal venus de l’écrire sur le fronton de nos cimetières que Dieu merci, vous ne ferez que traverser, parce qu’il faut tout voir, même ce qui est triste.

Le progrès ne nous a pas encore procuré l’immortalité, heureusement ; mais il nous a donné des chemins de fer qui vous permettent d’aller mourir où vous êtes nés ou dans l’endroit que vous avez choisi dans la grande vallée pour abriter votre toit et le berceau de vos fils.

Les libres penseurs ont témoigné depuis le commencement de ce siècle une grande indifférence pour leurs os, mais tout le monde n’est pas libre penseur, et beaucoup de bons esprits seraient désolés de reposer en paix sous un ciel étranger. Ce qui prouve bien que l’exil est une horrible chose, puisqu’il inspire de l’effroi, même au-delà de la vie.

A côté de l’amour de la Patrie, il est un autre sentiment qui pousse l’homme à vouloir mourir dans sa ville, dans son château ou dans sa cabane ; l’homme veut être pleuré. Si mon amante désolée Venait pleurer quand le jour fuit…

Son amante vient rarement, mais enfin elle vient quelquefois. J’en ai connu une qui allait souvent déposer une couronne sur une croix entourée de lierre, et si j’avais été une puissance dans l’état, je lui aurais fait donner une pension raisonnable, parce qu’en pleurant son bonheur enseveli, cette fille, c’était une fille, était une bienfaitrice de l’humanité.

Que de pauvres gens sont morts ou mourront en se rappelant cette Artémise de contrebande et espéreront une couronne qui, sans jamais venir, les aidera à rendre le dernier soupir ! Il y a tant de choses à dire sur la mort, que nous n’en voulons plus toucher un mot, sans cela ni vous ni nous n’entrerions jamais dans les cimetières que vous désirez voir. Pourtant, avant de montrer comment Paris s’enterre, permettez-nous de vous dire comment il s’enterrait autrefois ; D’abord, on s’enterra un peu partout.

Ceux qui aimaient leurs morts les plaçaient dans leur jardin ou sur la route, non loin du pas de la porte ; ceux qui ne conservaient pour la mémoire des trépassés qu’une estime médiocre les allaient porter dans un champ voisin ou dans une lande déserte. Quand les religieux apportèrent les premiers semblants de civilisation, ils pensèrent qu’on devait leur payer leur peine, et ils établirent, avec des cimetières réglés, des impôts sur la mort.

Chaque église eut son champ de paix, et Paris posséda autant de cimetières que d’églises, ce qui n’est pas peu dire ; les plus célèbres furent les cimetières de Saint-Etienne-du-Mont, de la Pitié, de Saint-Eustache, de Saint-Nicolas-des-Arts, de Saint Jacques-du-Haut-Pas, de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, de Saint-Joseph, de Saint-Roch, deux cimetières de Saint-Sulpice et deux sous l’invocation de Saint Benoît ; enfin le cimetière des Saints-Innocents qui devint véritablement célèbre.

Dès la fin du XVIIIe siècle, on enterra dans un emplacement qui, probablement, devait se trouer à l’endroit où s’élève aujourd’hui la statue du Roi-soleil sur la place des Victoires, lieu qui se nommait alors les Champeaux. C’est à la grand-croix du cimetière que la rue Croix-des-Petits-Champs doit son nom. Nicolas Flamel fit enterrer sa femme Pernelle dans cet endroit, et y fit de grandes dépenses. Ce philosophe positif n’était pas un libre penseur.

En 1786, Paris éprouva le besoin de se débarrasser de cette immense pourriture, que des générations de dix siècles avaient accumulée en son sein. Il y avait longtemps que les habitants souffraient et se plaignaient des exhalaisons mortelles qui engendraient les plus grands maux ; il fallut l’effondrement d’une immense fosse qui ébranla tout le quartier de la lingerie pour ouvrir les yeux aux gouvernants.

Enfin, en cette même année, l’archevêque de Paris, Mgr Leclerc de Juigné, ordonna la suppression de cette immense nécropole, où les barons de Charlemagne dormaient à côté des coureurs de ruelles et des brelandiers. Les débris humains du gigantesque charnier furent enlevés et transportés à Montrouge, où ils formèrent une ville souterraine.

L’idée de former des nécropoles loin du centre des villes n’est pas nouvelle ; beaucoup de bons esprits luttèrent longtemps pour la faire triompher, mais des siècles se passèrent sans qu’elle fût adoptée. Quelques écrivains ont voulu rendre le clergé responsable des maux que causèrent les retards apportés à l’exécution de cette idée ; d’autres ont voulu ne voir là que l’esprit de routine. Ce qui est certain, c’est que le clergé tira de grands profits de l’hospitalité qu’il donna aux morts de qualité dans les temples chrétiens.

En 1790, l’Assemblée Constituante défendit d’enterrer les morts dans les églises, les chapelles et les hospices. Mais ce ne fut qu’en 1804 qu’un décret ordonna la création de quatre cimetières établis hors de l’enceinte de Paris : un au nord, un au sud, l’autre à l’est, le quatrième à l’ouest. Il n’a été établi que trois de ces cimetières, qui sont : Le Père-Lachaise (Est), Montparnasse (Sud), Montmartre (nord). »

Sources : Noriac (Jules) Les gens de Paris (chapitre final : Les cimetières de Paris), Librairie Internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie Editeurs, Paris, 1867, 346 pages. Date de création : 2020-12-25.

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Date de la dernière mise à jour : 13 janvier 2024